Valeur sentimentale, de Joachim Trier
- Florent Boutet
- 12 juin
- 3 min de lecture

Le sixième long-métrage de Joachim Trier débute avec un bien étrange narrateur, une vieille maison norvégienne qui se raconte par le biais des générations d'une même famille l'ayant construite, entretenue, puis abandonnée. La narration de Valeur sentimentale va jouer de ces strates, chacune correspondant à une décennie ou un moment précis de la famille, l'une devenant indissociable de l'autre. Un des premiers motifs singuliers du film est la façon dont il souligne que ceux qui ont hanté ces lieux brillent ensuite par leur absence, dans une fuite qui est aussi signifiante que le moment précédent qui les a vu habiter les lieux. Le lien entre ces deux temps définit magnifiquement les personnages, ce de façon très original et brillante dans la démonstration.
Chacun semble cacher l'autre dans Valeur sentimentale, Nora cachant Agnès, la petite sœur, elles deux cachant d'une certaine manière ce père cinéaste terriblement absent, tous et toutes occultant également la mère disparue, grand impensé du film. Ici encore c'est dans la sédimentation que s'illustre l'écriture de Joachim Trier, le désir de cinéma s'ouvrant par la volonté de réaliser un film autour de la maison, et de l'histoire Gustav, le père, et de sa propre mère, qui s'est suicidé dans ce lieu. C'est à sa propre fille, Nora, qu'il propose le rôle, actrice de théâtre. Le refus de celle-ci de participer à un projet auquel elle ne croit pas, les financements des films de son père échouant depuis de nombreuses années, provoque l'apparition de Rachel Kemp, jouée par Elle Fanning, star montante hollywoodienne rencontrée dans un festival.
C'est par l'entremise de ces premières répétitions que la complexité du film s'affirme véritablement : il met en lumière toutes les lignes de fractures entre les membres de cette famille. En effet, au delà de ce que cela fait apparaître entre Nora et Gustav, on voit Agnès, la sœur cadette, prendre une stature étonnante dans le scénario. Elle aussi fut actrice, enfant, dans un des films de son père, et ce n'est pas sa fragilité qui impressionne mais bien sa force, quand elle soutient sa grande sœur, et dans les révélations qu'elle dévoile sur la dépression de son aînée et son rôle majeur pendant son enfance. Les intersections entre chaque personnages sont à ce titre passionnants, chaque mouvement de l'une permet à l'autre de se dévoiler. Rachel, présentée comme une actrice confirmée et prometteuse, est bouleversée par cette histoire familiale qu'elle n'arrive pas à incarner.

Son effacement du projet, loin de le saborder, permet à Nora de revenir sur le devant de la scène et de révéler son histoire familiale, toujours dans ces murs qu'elle a elle aussi fuit, suivant en cela les pas de ce père qu'elle dit mépriser. Le dernier mouvement fascinant de Valeur sentimentale et la disparition de la maison elle-même, qui devient un décor de cinéma, comme un symbole méta du tournage et une imbrication de tous les niveaux de développement de l'écriture du film. Ces derniers plans en studio, pourtant à l'aspect anodins, sont bouleversants sur ce que cela raconte de l'intimité d'une famille, mais aussi de la force contenue dans un décor de cinéma, fusse-t-il une recréation du réel.
Joachim Trier est parfaitement relayé à l'écran par un casting de très grande qualité, Renate Reinsve poursuivant sa très belle prestation de Julie en douze chapitres (2021), face à un toujours excellent Stellan Skarsgard, père de cinéma, comme un écho à Trier lui-même, jusque dans sa double nationalité et le trouble de l'identité lié à la place de l'art dans l'éducation familiale.