From what is before, de Lav Diaz
- Florent Boutet
- 9 mai
- 3 min de lecture

Lav Diaz, cinéaste philippin, est de ces artistes qui interroge et bouscule nos certitudes cinématographiques. Tourné en 2014, From what is Before, met littéralement en pièces toutes nos habitudes et notre confort de spectateur au regard formaté, mis en conformité par le rouleau compresseur du cinéma de studio et ses normes rigides. Il choisit ici de nous raconter une parcelle de l'histoire d'un quartier philippin rural, un « barrio », qui tranche énormément avec les images de surpopulation et avec le foisonnement de Manille, la capitale. Une incrustation rapide nous situe temporellement le récit, au début des années 1970, juste avant l'instauration de la loi martiale par le président Marcos, tournant de l'histoire philippine, mais aussi durcissement politique pour cette jeune nation.
Cette indication a son importance, car, en effet, le temps, son passage, sa gestion, est un thème central de From what is Before. Diaz envisage la question sous un angle très personnel. Chaque plan, la plupart du temps fixe, est étiré bien au de là de ce qu'il paraît comme « convenable », à l’extrême. Le travail effectué pour dépeindre chaque personnage dans le plan est très impressionnant. La liberté prise, radicale, de s'affranchir des conventions de rythme, de longueur, est stupéfiante, sans que jamais elle ne paraisse gratuite. La profondeur acquise par ce courageux choix de mise en scène permet de pénétrer l'intimité de chaque famille, de peser leurs liens, leurs histoires, de faire littéralement partie de ce village.

Autre pari réussi, celui du noir et blanc. Loin d'être une posture artistique ou un choix esthétique austère, cela permet au film d'accentuer son décalage par rapport au temps, et sa singularité n'en ressort que plus affermie. Si la longueur des plans permet donc l'immersion dans la communauté décrite, l'altérité de ce qui nous est dépeint est également transmis par cette sublime photo noir et blanc. From what is Before n'est pas un film « contemplatif », il trouve un équilibre adéquat entre des plages de dialogues fournies, et de longs moments de silence qui laissent resplendir la puissance des images de la campagne philippine. La narration est étonnamment claire et fluide pour une œuvre de cette ambition formelle. Ce qui bouscule et crée l'émotion est plus dans les rapports entre les personnages, dans les espaces qu'on trouve entre eux, ainsi que dans les non-dits, que dans une violence picturale presque absente du film, si ce n'est dans sa conclusion.
On trouve ainsi une fratrie composée de deux femmes, l'une autiste et handicapée, l'autre lui étant complètement dévouée à chaque instant. L'analyse de cette relation fraternelle, toute de dévotion, et plus particulièrement le portrait brossé de la jeune femme autiste, figure thaumaturge de sa communauté, est saisissante. Le déchirement qui se produit en toute fin du film découle directement des liens que Lav Diaz réussit à créer entre ses personnages et le spectateur. De cette synergie naît la violence ultime illustrant la mort d'un village, de ce « barrio » qui nous est devenu tellement familier. En cela, le réalisateur réussit à délivrer un message universel, celui du délitement d'un corps social, qui se dissout totalement jusqu'à mourir, sous les coups de l'histoire et d'un régime despotique naissant.

Le découpage très linéaire du film permet donc de ne jamais sortir complètement de l'expérience cinématographique qui nous est offerte. Celle-ci, rare et précieuse bouleverse par sa proximité émotionnelle, par cet instantané de vie qu'elle délivre humblement à son public. From what is Before est un long-métrage qui a réussit à contourner tous les inconvénients liés à sa longueur atypique, et bien au contraire à en faire une force, questionnant notre rapport au cinéma. Loin d'être un combat ou une souffrance, comme peuvent l'être des œuvres de cette longueur, il en émane une harmonie et une douceur très surprenante. Le film n'a jamais été exploité en France à ce jour, ce notamment à cause de sa longueur. Présenté et récompensé à Locarno en 2014, From what is before a permis, notamment, à d'autres films du cinéaste philippin d'être distribué en France, à l'instar du très beau Quand les vagues se retirent, en 2022.