Entretien avec Guillaume Brac
- Florent Boutet
- 3 avr.
- 18 min de lecture

En janvier 2014, sortait Tonnerre, le premier long-métrage de Guillaume Brac. Il nous avait rencontré pour un très long entretien où il battait en brèche ses envies de cinéma, qui préfigurent toute l’œuvre à venir.
On a coutume de dire que le moment où l'on voit le premier montage de son premier film est un moment particulièrement difficile à vivre pour un réalisateur. Comment avez vous vécu votre première fois ?
Je n'avais jamais fait de film avant de rentrer là bas, et en plus étant rentré dans la filière production je n'étais pas vraiment destiné à réaliser des films.
En fin de 1ère année il y avait ce qu'on appelle les fictions 16, des films en 16mm de moins de dix minutes, et je me rappelle que j'avais fait un film très personnel avec un ton assez Romherien qui se trouve en bonus du dvd d'un Monde sans Femmes, qui est un film très modeste mais que j'aime bien. Je me souviens qu'un monteur professionnel qui passait dans la salle et qui avait dit à une de ses collègues : « mais qu'est ce que c'est que ça, ça n'a aucun intérêt ». Il ne comprenait pas du tout le film, qui était très sous influence de Rohmer et d'Eustache, très sentimental, très frontal et simple.
C'était terrible car c'était comme un déni de légitimité et m'a fait me demander si ce que je faisais avait un quelconque intérêt, et est ce qu'il fallait que j'abandonne tout de suite le rêve de faire des films. Quelqu'un d'autre avait même dit que ça flirtait avec du sitcom AB production ou quelque chose dans le genre, comme d'ailleurs certains films de Rohmer peuvent le faire, et je me suis alors demandé est ce que tout va s'arrêter pour moi. Mais lorsque le film a été projeté il a beaucoup touché ceux qui l'ont vu, il a beaucoup plu, à son échelle, très modeste. Des gens de ma promotion, des réalisateurs présents, m'ont félicité sur mon film, ce qui a restauré ma légitimité à faire des films.
Il y a eu ensuite un autre moment important, c'est quand j'ai vu les rushs et que j'ai commencé à monter mon film de fin d'études à la FEMIS, même n'étant pas en réalisation, qui là était fait avec beaucoup d'ambition. Je m'exaltais en disant que je racontais à la fois une rupture amoureuse, et à la fois un film sur les rapports de classe. C'était l'histoire d'un jeune flic confronté à des choix de vie, venant d'un milieu aisé et ayant choisi d'être simple flic pour fuir son milieu social, et en même temps écartelé entre deux femmes, tout ça en vingt minutes.
Je me souviens qu'en voyant les rushs tout était en de ça de ce que j'avais rêvé et fantasmé, je m'étais fait un film génial dans ma tête et il se retrouvait assez faible dans la réalité de la matière. C'était assez violent même si le film n'était pas déshonorant. Je me suis beaucoup construit autour de ce film là car il lui manquait ce que j'essaye maintenant d'insuffler dans chacun de mes films : du contraste, de la légèreté et de la dérision. Et aussi de la vie qui manquait cruellement au film, qui était très figé.
Par contre je me souviens que le plus grand moment d'émotion de ma vie de réalisateur est quand j'ai découvert avec mon monteur les rushs d'un Monde sans Femmes, car l'émotion était déjà toute là, visible d'emblée. Je me souviens que le monteur s'est mis soudain à pleurer devant une scène, celle de la barrière avec la main, on éclatait de rire devant d'autres scènes, tout cela alors que nous n'étions qu'au stade des rushs, ce qui normalement est très ingrat. Le film nous semblait déjà réussi alors que nous n'avions pas encore commencé le montage. C'était le contre poids de ce que j'avais vécu avec les films précédents. Pour Tonnerre, c'était un peu un entre deux. Je n'ai jamais vu les rushs dans leur intégralité car pour la première fois le monteur a commencé son travail tout seul, sans moi, car ma productrice espérait que le film soit prêt pour Cannes, ce qui n'a pas été le cas, le premier montage image était abouti au moment de la fin du festival.
Ma première vision du travail fut un énorme bout à bout de quatre heures, où on retrouvait à la fois le meilleur et le pire, des scènes ratées et des bouts de film déjà très forts. J'avais le sentiment que le monteur avait un temps d'avance sur moi, et du coup j'ai mis plus de temps à rentrer dans le travail de montage car j'avais l'impression de le ralentir tout le temps, connaissant moins bien la matière que lui. Ce sentiment d'impuissance est ensuite surmonté et progressivement je reprends le film en main, le rapport de force s'équilibrant, jusqu'à ce que sur Tonnerre je finisse le montage presque seul.
Quand on regarde votre filmographie on a le sentiment que les événements se sont succédés très rapidement, avec deux court-métrages en 2012, un premier long présenté au festival de Locarno en 2013. est ce aussi rapide que ça en a l'air, ou bien y a t il eu une gestation plus compliquée et laborieuse pour vous ?
Les choses ont d'abord été très longues et très lentes pour moi. Je suis sorti de la FEMIS en 2005 à 28 ans, ce qui est tard, et le premier court métrage que j'ai fait en dehors de l'école c'est le Naufragé en 2009, j'ai du abandonner un projet de long métrage par la suite, donc au début je fus plutôt très lent. J'avais le sentiment très douloureux que les années filaient, que je ne serais jamais un jeune réalisateur. Il fallait tenir et ne pas abandonner, et en effet les choses se sont par la suite un peu emballées. J'ai au fond provoqué ma chance en créant ma propre société de production avec un ami. J'ai tourné le Naufragé très rapidement avec un budget assez réduit, assez minuscule, avec une équipe réduite. Même si certains court-métrages sont produits de manière très confortable, ceci nous a permis qu'il y ait une matérialisation très directe entre le désir du film et son tournage. Cela permet une spontanéité du geste, ce qui est un grand luxe dans le cinéma parce qu'on sait bien que le cinéma est un art où tout est tellement coûteux, lourd.
Pour un monde sans Femmes j'ai commencé à écrire le scénario début mai, et le tournage a lui commencé début août, ce qui est un délais très court. Je me suis mis alors vraiment en danger dans ces conditions. Ma relation avec Vincent (Macaigne) est très précieuse pour ça, je n'étais pas seul dans ce coup de folie. On était deux « compagnons » à avoir déjà construit quelque chose ensemble, nous ne partions pas de rien. Du coup ça allait plus vite, ce aussi grâce à la présence de personnes dans l'équipe technique qui était déjà là sur le film précédent. Ce noyau a permis d'accélérer les choses, les gens ont répondu présent à ma demande, tourner en août, ce qui fait que je me suis retrouver coincé : ces engagements font que je ne pouvais plus reculer. Même s'il y a eu des moments de panique cela a surtout provoqué des moments très excitants, ça met le couteau sous la gorge.
Après entre la fin du tournage d'un monde sans Femmes, à l'été 2010, et celui de Tonnerre à l'hiver 2012, il y a un écart de deux ans et demi, même s'il est vrai qu'entre la sortie du premier et l'écriture du second les choses se sont enchaînées rapidement. Il me semble que c'est un peu comme le rythme de mes films, les choses s'étendent et se dilatent un peu et puis s'accélèrent brutalement. Les choses mettent peut être un peu de temps à infuser et à mûrir, et il y a de longues périodes où je suis incapable d'écrire, ce qui est très angoissant. De la même façon quand cela revient c'est de manière assez soudaine et assez complète. Tonnerre c'est un film qui s'est écrit vite, pour un long métrage en six mois le scénario était écrit, et le tournage commençait deux ou trois mois après.

Vincent Macaigne, acteur dans tous vos films, peut on le considérer comme votre alter ego, votre autre vous même à l'écran, dans la grande tradition des doubles de réalisateurs comme De Niro pour Scorsese, associations moins évidentes en France ?
Oui complètement. Ce qui est intéressant c'est que nous sommes à la fois très différents physiquement, il n'y a pas du tout de recherche d'un mimétisme physique, et pourtant il y a quelque chose de très proche dans la sensibilité. C'est très étrange, comme si ses personnages opéraient une sorte de fusion entre lui et moi, pour donner une sorte de personnage autonome à mi-chemin de nous deux, mais peut être est ce toujours le cas quand il y a une histoire d'alter ego entre le réalisateur et son acteur. C'est vrai que dès le début, peut être parce que je viens plus de l'écrit que d'un cinéma visuel, au contraire de nombreux cinéastes de ma génération, pour qui l'esthétique est la priorité bien avant l'écriture. Pour moi mon désir de cinéma est passé tout de suite par les acteurs, et donc par Vincent.
Si on regarde bien, en France il y a également des exemples, et ce dans plusieurs familles de cinéma. Quelqu'un comme Stéphane Brizé, souvent sous-estimé, a fait des choses très intéressantes avec Vincent Lindon, idem pour Rebecca Zlotowski avec Léa Seydoux, et bien sur Depardieu et Pialat. Lui était très fort pour prendre des doubles aux traits très différents : que ce soit Depardieu, Léotard ou Yanne, ils sont tous très différents, mais au fond il y a une continuité entre tous ses personnages.
Personnellement je ne sais pas trop ce qu'il en sera, mais ça me semble inenvisageable de ne pas continuer à faire des films avec Vincent à un moment ou un autre, et à la fois ça pourrait être très intéressant de faire des ellipses dans notre relation et trouver des relais avec d'autres, puis de revenir vers lui et se retrouver autour d'un projet. Ce qui est sur c'est qu'il a été un appui considérable, et que seul je n'aurais pas pu faire ces films aussi vite. Il a avancé avec moi et a donné de la chair aux films ce qui a été très précieux.
Comment se retrouve t-on dans une petite ville de l'Yonne comme Tonnerre pour tourner son premier long-métrage ?
J'ai le sentiment que c'est le propre de beaucoup de premiers films de se tourner dans des lieux qui ont une valeur affective pour leur metteur en scène. Pour Tonnerre c'est le cas, il se trouve que c'est la ville de mes grands parents, et que je connais depuis mon enfance. Pour être exact, eux sont d'un petit village à coté, et Tonnerre a plus été une ville de fantasmes, car juste à coté, et ne serais ce que par son nom et son histoire, tellement intrigants et tellement étrange. L'origine mythologique de la ville est qu'elle aurait été créée par un coup de foudre lancé par un dieu. Du coup j'avais en tête de filmer ce lieu depuis plusieurs années. Ce n'est donc pas du tout un hasard que de tourner là bas, mais à un moment donné il y a une sorte de rapprochement et d'alchimie qui s'est produit avec l'histoire que je voulais raconter, avec un coup de foudre et différents « coups de tonnerre ». De plus la ville, son emprisonnement dans l'hiver, porte en elle les états émotionnels des personnages, une sorte d'incarnation visuelle des sentiments. Ces lieux n'étant alors pas seulement des paysages, incarnés et vivants, et qu'il y ait aussi des gens, pas seulement des panoramas.
En ce qui concerne les décors de vos films, sont ils là tout d'abord pour coller au script, ou bien celui-ci est il au contraire au service de désirs de tourner dans des endroits précis ?
Les deux se nourrissent, mais avec ma scénariste Hélène (Ruault), je lui dis tiens il y a ce lieu génial à Tonnerre, il faudrait qu'on écrive une scène qui se passe dans ce lieu là. Du coup la scène ne préexiste pas, et c'est le lieu qui justifie la scène en quelque sorte. Au final tout ça s’intègre dans le récit. Il va de même pour les souterrains de la ville, je lui ai alors dis qu'il fallait à tout prix qu'on écrive une scène s'y déroulant. Et ça devient un premier baiser qui se déroule dans une atmosphère assez bizarre, assez suintante, un peu gothique. C'est à la fois un moment très romantique, et ça détourne de ce qu'on peut attendre d'un premier baiser au cinéma.
Il y a souvent cette envie très simple de filmer un lieu, parce que j'y ai vécu des événements personnels que ce soit à l'enfance ou l'adolescence. Beaucoup de scènes à ce propos n'ont pas sur vécues au montage car il a fallut resserrer le récit. Mais à l'origine il y avait encore plus de ces moments proche de moi qui ne sont pas dans le montage final.

Il y a une grosse prise de risque dans la deuxième partie du film, une véritable rupture dans le rythme et l'histoire qui débouche sur la question de l'immoralité du personnage de Vincent Macaigne.
Cette prise de risque n'est pas forcément calculée, et c'est vrai pour un jeune réalisateur, mais aussi à tous les ages de la vie, qu'il faut faire confiance à ses intuitions. Je sais qu'il y a des gens qui pensent qu'ici ça ne fonctionne pas totalement. Je ne me suis jamais dis que je tenais un concept parfait au moment de l'écriture, ni que j'allais faire une comédie qui allait d'un coup devenir un thriller, et que du coup il y aurait deux films en un. Ça ne se fait pas comme ça. Je voulais raconter une rencontre amoureuse, qui est là aussi nourrie d'expériences et de souvenirs personnels, la joie et la naïveté euphorisante d'une rencontre comme celle-là. Ainsi que la grande brutalité et le danger que cela pouvait générer par ailleurs. Le film est dès lors le reflet organique de ce que peut être une histoire passionnelle dans ses différents temps.
C'est vrai qu'au cinéma il y a une sorte de pacte qu'un film signe avec son spectateur, qu'il y a un univers qui se met en place, et que sans doute il est difficile et risqué de briser cette confiance qui a été instaurée. Il semblerait qu'à la deuxième vision le sentiment d'unité du film est beaucoup plus grand, car on ressent mieux qu'au sein même des premières séquences il y a en germe quelque chose d’oppressant et de dérangeant, et que c'est quelque chose auquel on est moins sensible à la première vision. Je pense vraiment que le film est plus cohérent et organique qu'il en a l'air.
Pour ce qui est de la moralité, je comprends qu'on puisse trouver ça totalement immoral si on prend le film uniquement du point de vue de Maxime, qui aurait fait son caprice et qui se retrouve soulagé une fois l'action terminée. Ça serait je pense une vision un peu réductrice du film. Au fond, en mettant en danger cette jeune fille, il la délivre de quelque chose et qu'il la fait grandir, même si évidement que ce n'est pas dans cette optique là qu'il le fait. Son action étant sans doute beaucoup plus égoïste. Cette histoire n'aura pas été vaine pour le personnage de Mélodie. La plus grande victime du film c'est le footballeur, qui est la victime collatérale de toute cette histoire.
Par ailleurs je ne suis pas si certain que cela que la fin du film soit si apaisée que cela. On ne ressort pas indemne après s'être retrouvé aussi prêt de la catastrophe et de l’abîme. Maxime est une sorte de miraculé, mais pour autant il est dans une pente dangereuse, et il va lui falloir du temps pour différer tout ça. Je voulais que le film, alors même qu'il est très concentré, réussisse à annoncer l'après et à dépasser cet épisode passionnel, et faire passer cette idée que ce sont des événements extrêmement intenses sur le moment, mais dont on se remet après coup généralement. J'aime bien que le film prenne un peu de distance avec cet épisode passionnel là et qu'on ne soit pas dans un aveuglement total.

Un autre élément est que l'aspect immoral que pourrait avoir le film est dépassé grâce à Vincent Macaigne. Le rôle a été écrit pour lui, et c'est quelqu'un qui a un tel pouvoir d'empathie que même dans les moments où il pourrait être le plus détestable et le plus énervant et moralement questionnable, il continue à avoir une forme d’innocence et quelque chose de désarmant dans sa vulnérabilité, qui permet au spectateur de le suivre très longtemps. Peut être plus longtemps en tout cas qu'un autre personnage qui aurait été incarné par quelqu'un d'autre. La question que nous nous sommes posée est jusqu'où nous pouvions aller pour casser le personnage sympathique créé dans Un monde sans Femmes sans qu'il devienne complètement antipathique dans Tonnerre, sans qu'on le rejette totalement. On peut aller très loin avec Vincent parce qu'il a quelque chose de profondément touchant et humain.
Par ailleurs j'ai le sentiment que le film n'est pas en admiration autour de Maxime, et que très tôt sa possessivité, son narcissisme, sont des choses qui sont mises en avant par son père. L'ironie c'est que le sujet du film est jusqu'où quelqu'un est prêt à comprendre les raisons d'une rupture, c'est un des sujets en tout cas. Il y a un malaise qui se crée dans la manière dont Maxime veut s'approprier et étouffer cette jeune femme et que le film a d'emblée une certaine distance par rapport au personnage. Ce qui serait immoral c'est si le film abordait Maxime uniquement sous l'angle de la naïveté ce qui n'est pas le cas, je n'avais pas ce type de naïveté en faisant le film.
Ce qui est très intéressant c'est que le personnage de Mélodie interprété par Solène Rigot s'incarne véritablement à partir de cette rupture dans l'histoire. Elle s'affirme. C'est d'autant plus intéressant que c'est la première fois que Solène Rigot incarne un rôle de femme à part entière, et non plus une adolescente.
Oui mais ce qui est paradoxal c'est qu'elle s'incarne par l'absence. Elle disparaît du film pendant vingt ou trente minutes. Tout d'un coup elle existe de manière autonome.
Pour Solène Rigot, la première phrase que je lui ai dite, le jour où elle est venue faire un essai, c'est je ne te prends pas pour jouer ce que tu joues d'habitude, une adolescente, mais bien pour jouer une femme. Ça pouvait être un peu pompeux et flippant pour elle, mais elle l'a compris tout de suite. Il fallait qu'elle oublie tout ce sur quoi elle s'appuyait jusque là et qu'elle se fasse violence. Ce fut en effet un vrai travail, mais elle a accepté le défi, pour être une femme et jouer aussi des émotions un peu extrêmes qu'elle n'avait pas eu l'occasion d'explorer. Du coup c'était assez beau de la voir découvrir ce que c'était qu'une émotion au cinéma, comment aller chercher en elle quelque chose de violent. Et pour quelqu'un de très pudique laisser parler une forme de désir et de sensualité.

Vous répétez souvent tout ce que vous devez au cinéma de Jacques Rozier, cet amour expliquant votre désir de faire tourner Bernard Ménez, celui-ci étant un des acteurs préférés de Rozier, notamment dans le sublime Du côté d'Orouët (1973). comment expliquez vous qu'il y ait si peu d'héritiers du cinéma de Rozier dans le paysage du cinéma français actuel ?
C'est un cinéaste dont la dernière édition DVD de ces films l'a beaucoup remis en lumière, et je suis personnellement très content de propager mon amour de Rozier, car j'en parle très souvent. C'est une sorte de fierté de participer à cette mise en lumière récente de son œuvre. Je lui dois en effet énormément. C'est vrai que très jeune on découvre les films de la Nouvelle vague, de Truffaut, Godard, et aujourd'hui un peu plus de Pialat, ce qui était peut être un peu moins le cas avant. Le cinéma de Rozier demeure un peu plus marginal, ce qui n'empêche pas qu'il y ait bel et bien des « enfants » de Rozier aujourd'hui. Récemment j'ai participé à une manifestation, qui s'appelle Au fil des Vagues, autour de la personne de Rozier, et qui était sensé créer des liens de parenté et de filiation autour de son œuvre. En clair ce qu'il y avait en amont de lui et aussi en aval. En amont ce sont des gens bien sur comme Jean Vigo (l'Atalante), ou Jean Renoir (La Règle du Jeu), et quelques autres. Pour ce qui est de ses « descendants », il était plus difficile de discerner qui était ses « fils ».
C'est ainsi que les organisateurs m'avait convoquer moi et Yann Le Quellec, pour représenter ces nouveaux réalisateurs proches de l'univers de Jacques Rozier. Je pense par ailleurs à des gens comme Sophie Letourneur pour qui c'est une référence assez évidente et très importante pour elle. Je pense notamment à son film Roc et Canyon (2006) qui se passe dans une colonie de vacances, qui est presque plus documentaire que fictionnel, et où je trouve qu'il y a une réelle influence de Jacques Rozier. De la même manière, je trouve que chez quelqu'un comme Justine Triet il y a aussi sous une forme d'étirement et de liberté qu'on retrouve beaucoup chez Rozier. Ces passerelles entre documentaire et fiction font, entre autres choses, que Sophie Letourneur et Justine Triet sont elles aussi des enfants de Rozier.
Il se trouve que Jacques Rozier a vu un Monde sans Femmes et Tonnerre, et il m'a dit qu'il trouvait, notamment dans le premier, que c'était beaucoup plus précis dans la construction de l'écriture des scènes que ce que lui fait. Ce qui est très drôle car il se dit incapable d'une telle précision.
Un autre cinéaste est très proche de cet univers de Rozier, Vincent Dietschy et notamment son Julie est Amoureuse, sortie en 1997, qui sort pour la première en DVD le 4 février. Que pensez vous de son œuvre et de sa proximité avec la votre ?
C'est très intéressant d'en parler parce que, quand j'ai vu le film, évidemment que j'ai trouvé que c'était en ligne directe avec Rozier, mais aussi avec Jean Renoir et que c'est presque l'âme du cinéma français qu'on retrouve ici. En tout cas l'esprit du cinéma français que j'estime énormément, celui qui respire, qui est un cinéma du sentiment, très lumineux également, ainsi que d'une très grande liberté. J'aime vraiment énormément Julie est amoureuse. Lors de la projection en janvier à la cinémathèque le film a été présenté dans sa copie 35mm, et ce fait précis le connecte quelque part directement avec l'histoire du cinéma français, et ça le rend intemporel.
Par rapport à Rozier, Dietschy est un cinéaste qui est avant tout dans l'écrit, dans la construction, alors que ce qui est fou dans par exemple Du côté d'Orouët, c'est qu'on pourrait se dire que le film ne raconte strictement rien, alors qu'on se rend compte d'un coup qu'il nous raconte quelque chose d'extrêmement puissant, ce par une accumulation de moments d'où naît quelque chose de fort. Le récit et le scénario prend plus de place chez Dietschy.
Le lien entre nous va encore plus loin, car un Monde sans Femmes a remporté le grand prix du festival de Brives l'année de sa sortie en 2012, et il se trouve que le président du jury du festival n'était autre que Vincent Dietschy ! Ce prix a été un détonateur pour moi, cela m'a énormément aidé, et en voyant Julie est Amoureuse je me suis dis que c'était évident pourquoi il avait primé mon film. Par ailleurs je suis totalement admiratif de ce qu'il arrive à faire avec ses acteurs, sublimant des petits rôles comme celui de la gardienne du château qui est un personnage fascinant. C'est assez sidérant parce que moi ce que j'arrive à faire dans quelque scènes dans mon un Monde sans Femmes, lui arrive à le tenir sur une quinzaine de scènes dans son film, ce que je trouve très fort.

Tout ceci pour moi montre qu'un certain cinéma, fait de bric et de broc, sans que cela soit péjoratif, qui au fond établi une proximité grande entre le cinéaste et le spectateur. Il n'y a pas de muraille ici entre ceux qui font le cinéma et ceux qui le reçoive. C'est un cinéma, qui donne l'impression en partie fausse, que si on part avec quelques copains et copines, un ou deux techniciens et des caméras, on peut faire un film. Dietschy en parle très bien quand il raconte l'histoire du tournage de son film, tourné dans des conditions matérielles très compliquées, sur plus d'un an et demi si je ne me trompe pas. Ce qui est réjouissant ici c'est qu'on voit des réalisateurs qui bousculent un peu la vision qu'on a d'envisager la fabrication d'un film, qui bousculent les calendriers, qui n'attendent pas forcément qu'on les autorise à faire. J'ai l'impression que c'est un dénominateur commun à tous les réalisateurs dont nous avons parlé.
La question est de trouver comment garder cette fraîcheur et cette vitalité pour les films suivants avec peut être des moyens plus importants, un confort de travail plus grand, et de comment marier tous ces aspects. A ce titre, quelqu'un comme Pialat est peut être celui qui a le mieux réussi à concilier tout ça, cette forme de compromis qui n'en est pas vraiment une. Il n' y a pas forcément de différence de nature entre l'Enfance Nue et Police, et pourtant dans ce dernier il y a les plus grande vedettes de l'époque ? On y respire autant, et il y a les mêmes imperfections en terme de construction du récit. C'est une vraie question que ce comment durer, ne pas se banaliser, ne pas se dissoudre dans un système en se complaisant du fait d'avoir sa place sans plus se mettre en danger.
Autre point de convergence entre vous et Rozier, les personnages qui fuient Paris, la volonté de se ressourcer loin des vices de la grande ville. Pourquoi ce choix ?
Chez Rozier il y a à chaque fois l'impression de parenthèses en dehors des contraintes professionnelles ou familiales, des espèces d'échappées qui se terminent toujours. Il y a toujours une fin à ces fuites. Tourner loin de Paris dans une localisation rurale c'est aussi se créer un théâtre de liberté où les choses sont peut être moins déterminées, ou des rencontres peuvent peut être d'avantage se produire, même si on peut dire le contraire chez quelqu'un comme Rohmer où la grande ville est le théâtre des rencontres. De partir dans une ville comme Tonnerre, ou sur la côte Picarde, c'est pour moi la possibilité de rencontres qui transcendent les appartenances sociales, ce qui est très vrai dans les films de Rozier, et ça devient presque une forme d'utopie. Ce qui est d'ailleurs assez pessimiste du fait que dans nos deux cinémas les choses se terminent, sont éphémères, tout est déterminé dans le temps. On peut vivre quelque chose, mais ça ne dure pas.
En terme de fabrication de films s'évader de Paris ça donne une très grande liberté. Dans Paris, dans chaque quartier, il y a un tournage toutes les semaines, ce qui fait qu'il n'y a aucune fraîcheur du regard, notamment par rapport au tournage. À Holt ou à Tonnerre c'est un événement considérable un tournage. Il y a une sorte de naïveté et d'enthousiasme à l'idée de participer à ce tournage d'une façon ou d'une autre qui est belle et revigorante. À Paris on a le sentiment de déranger tout le monde. De filmer un lieu qui n'a jamais été filmé, des gens jamais filmés non plus, il y a quelque chose d'une première fois qu'on ne peut pas retrouver ailleurs. On arrive avec une petite équipe, mais c'est comme si toute la ville en faisait partie, avec cette impression que tout est possible. On peut frapper à une porte, demander si on peut venir tourner une scène à l'intérieur, se faire prêter quelque chose, il y a un rapport beaucoup plus humain qui se crée.
Votre prochain projet après Tonnerre, est il déjà prévu, quel est votre prochain désir de cinéma ?
J'ai commencé à écrire un film, j'en suis au tout début. Avec toujours Hélène ma co-scénariste, qui sera un film qui aura une dimension politique plus grande. J'hésite encore entre plusieurs lieux pour le tournage du film. Ce sera de nouveau une tentative risquée de fusion entre une comédie assez absurde et un film qui fera peut être plus que flirter avec la tragédie. J'aimerais partir d'un épisode trivial et léger pour aller vers quelque chose de plus grave, un peu dans le goût de Très bien Merci d'Emmanuelle Cuau (2007) avec Gilbert Melki et Sandrine Kiberlain. Une intrigue très kafkaïenne, à la fois absurde et drôle et très inquiétante. C'est une idée sur laquelle j'ai très envie de travailler.