Kaili Blues, de Bi Gan
- Florent Boutet
- il y a 1 jour
- 3 min de lecture
« Kaili Blues de Bi Gan », l’éveil de la Chine.

La sortie de Kaili Blues, premier film de Bi Gan, consacre la vitalité du milieu cinématographique en Chine continentale ces dernières années et révèle un paradoxe. Ce vaste pays est devenu à la fois un enjeu stratégique majeur avec l’ouverture de milliers d’écrans chaque année, son box-office concurrençant Hollywood comme baromètre des grosses sorties hebdomadaires, mais aussi un terreau d’expérimentation pour le cinéma d’auteur contemporain. Ce premier long-métrage de Bi Gan s’inscrit dans une ambition louable, de Tarkovski à Hou Hsiao Hsien, dont on retrouve les traits dans le personnage principal de Kaili Blues.
Chen est un homme d’une quarantaine d’années, à l’aspect usé, dont on apprend qu’il sort de prison, après une sombre affaire liée à la mafia locale. L’intrigue est avare en confessions, on en sait très peu sur les personnages, quelques discussions et mots échangés complètent un tableau bien mystérieux. Bi Gan livre peu d’éléments à son spectateur, lui laissant parcourir en aveugle le chemin sinueux que va parcourir son héros déchu. Il ne faut pas moins de la moitié du film pour comprendre que l’histoire racontée est celle d’une histoire de famille qui a mal tourné, celle d’un homme qui a tout perdu.

La première spécificité de Kaili Blues est de laisser hors-champs tous les codes habituels du film de mafia. S’il est question d’un parrain on ne s’appesantit pas sur lui, et il n’est jamais dressé de portrait précis de ses activités, le fait divers semble loin et digéré. Le cinéaste semble vouloir briser tous les liens qui unissent Chen au monde des vivants : un frère qui le méprise et le reconnaît pas comme tel, un neveu disparu qui devient un objet de quête sans fin, et une ancienne épouse décédée pendant son incarcération. Même la maison familiale, léguée par une mère elle aussi défunte, doit être abandonnée, comme s’il fallait se délester du dernier élément attachant Chen aux siens.
Dès lors, tant dans le fond que dans la forme, Kaili Blues devient une errance sans fin. Un long plan-séquence de 40 minutes déroule sans jamais s’arrêter ce qui semble être une chute dans le temps pour Chen. Les références invoquées par Bi Gan se ressentent alors très fortement : la gestion du temps devient extrêmement déroutante. De la même façon que Lav Diaz utilisent des références culturelles très personnelles pour faire ses films, dans un rapport très oriental au temps, Bi Gan s’affranchit d’une certaine narration traditionnelle en créant des effets presque subliminaux interrogeant chaque image, son emplacement dans l’histoire et son sens pour le personnage principal.
Ainsi le neveu devenu objet d’un voyage qui ne semble devoir s’arrêter, se dédouble avec la présence d’un jeune homme qui porte le même nom que lui, comme si Chen s’était perdu à la fois dans l’espace et le temps au grès de son odyssée. Bi Gan matérialise ces ambiguïtés par certains plans, comme celui où un cadran solaire voit son rayon se déplacer à grande vitesse, ou une image semblable se reflète étrangement sur un train croisant son chemin en fin de récit. Ces inserts subtils semblent nous indiquer l’altérité de la situation dans laquelle se trouve Chen, clés de compréhension lancées au milieu de la dérive du personnage.

C’est bien là toute la force de la mise en scène du jeune réalisateur chinois : il ne fait pas du tout le film attendu. Plutôt que de composer un film social ou policier sur un repris de justice réintégrant la société, il nous dessine un conte psychologique qui déploie des ramifications initiatiques étonnantes et bouleversantes dans un univers qu’il est bien difficile à quitter. Il y a quelque chose d’ensorcelant à suivre Chen dans sa chute, accélérée et rendue vertigineuse avec la longueur et le mouvement imprimé par le plan séquence de la deuxième partie du film. Il est intéressant de noter que Bi Gan filme peu les visages de ses interprètes, ou alors à travers un reflet sur une glace, presque à la dérobée. On ne sait jamais trop où l’ on est dans Kaili Blues, dans un documentaire, effet renforcé par un casting presque exclusivement composé d’acteurs non professionnels, un film naturaliste ou bien un fantasme cauchemardesque à la limite du fantastique.
Il en ressort une certitude : la naissance d’un authentique auteur au regard d’une grande précision qui crée un univers fort et cohérent qui bouleverse nos certitudes de spectateur. Le film a connu une reconnaissance internationale en recevant notamment des prix aux festivals de Locarno en Suisse, ainsi qu’au festival des 3 continents de Nantes, tous deux très pointus en matière de cinéma asiatique. Ce nouveau cinéaste semble dès lors une continuation du très bel élan vécu dans les années 1980 avec la découverte de la « nouvelle vague » taïwanaise, représentée par Hou Hsiao Hsien, dont Bi Gan semble l’un des plus éloquents et enthousiasmants épigones.


