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Lillian, d'Andreas Horvath

  • Photo du rédacteur: Florent Boutet
    Florent Boutet
  • 12 avr.
  • 3 min de lecture

une jeune femme s'abritant du soleil avec une carte en papier

Lillian Alling, une immigrée polonaise, décida en 1926 de quitter New-York pour retourner dans son pays d'origine, l'expérience américaine étant un fiasco. Son odyssée l'amena jusqu'en Alaska et au détroit de Béring. On perdit sa trace et plus aucune nouvelle d'elle ne vint jamais. Cette histoire assez sensationnelle est le point de départ et la matrice du nouveau film du documentariste Andreas Horvath. C'est en effet la première incursion dans la fiction pour cet autrichien de 51 ans, ce notamment grâce au soutien d'Ulrich Seidl, son illustre compatriote à l’œuvre de cinéaste déjà fournie et reconnue à l'international. C'est un projet presque démesuré, avec un temps de tournage déployé sur plusieurs années pour arriver à retranscrire un voyage complètement insensé.


L'auteur a repris l'exact expérience de l'immigrante du début du XXème siècle. Le film entame son périple avec le seul moment réellement dialogué de l'histoire. Lillian, jeune russe sur le territoire étasunien depuis un an, n'a plus un sou et plus d'espoir. Sa dernière tentative, intégrer l'industrie pornographique, est un échec à cause de son visa expiré depuis plus de six mois. Elle décide alors de jeter son passeport et de rentrer à pieds au pays. Ce qui se passe par la suite est des plus sidérant. Sans un mot Lillian se met en route, sans rien, ni argent, ni nourriture, ni ressources humaines. Il se développe alors quelque chose qui entremêle une approche documentaire et de la fiction pure.


Le premier aspect se dévoile par les lieux visités : le spectateur rencontre les villes étasuniennes au même rythme que le personnage, comme un regard étranger perdu qui se contente d'avancer sans répit. On découvre une Amérique rurale bien loin des grandes villes qui peuplent nos imaginaires d'occidentaux. Lillian traverse des morceaux entier d'Americana sans affect particulier, elle se sert quand elle a besoin, sans intervention de ses pairs humains qu'elle semble avoir quitté pour toujours. Vivres, vêtements, tout semble déposé à son intention, étapes indispensables pour la survie.


une route déserte arpentée par une femme et son sac à dos

Plus inattendu encore est l'analyse féministe que fait le film : il rappelle la difficulté pour une femme d'entamer un tel périple. Si celui-ci est déjà une gageure redoutable pour n'importe qui, le regard du cinéaste souligne qu'il devient un chemin de croix pour une jeune femme. Il ne détourne pas sa caméra pour évoquer les problèmes d'hygiène intime féminin, rappelant cette lourde problématique et le fait qu'il demeure un souci quotidien pour des milliards d'êtres humains de sexe féminin. Contrairement à bien des films, Lillian n'a pas honte de montrer son personnage hirsute, avec la pilosité d'un humain vivant dans la nature, bien loin du diktat de l'épilation.


Et bien sur le film souligne que dans son sillage, aussi discrète soit-elle, Lillian draine une meute de prédateurs masculins dangereux et mortels. Que ce soit l'automobiliste qui la pousse à se cacher dans un champ, sublime scène où le talent de la mise en place du plan rivalise avec une lumière parfaite. C'est également un moment terrifiant, presque une scène de film d'horreur, l'homme se transformant en pourceau ridicule perdu dans un champ. Mais le trouble intervient également par tous ces panneaux le long de la route : « The highway of tears », rappel constant des disparitions de jeunes femmes le long de routes où l'on risque sa vie à chaque instant.


Ce portrait sans concession d'une Amérique rurale, qui ressemble plus à une jungle hostile qu'à une civilisation progressiste, saisit au cœur et à la gorge, d'une emprise si violente et puissante qu'on en a le souffle coupé. Si cette approche documentaire est forte et évidente, il ne faut pas occulter le fait qu'Andreas Horvath a réussi à créer un superbe personnage principal, ce sans aucune ligne de dialogue. Lillian reste mutique, jamais nous n'entendrons le son de sa voix, ni n'entendrons verbaliser ses pensées. Il n'est pas question ici d'expliquer ou de raconter la vie de cette femme, jamais on ne saura ce qui l'a poussée à venir aux États-Unis, ni pourquoi elle repart à pieds dans l'anonymat (outre l'évidence de l'absence d'argent). Mais peu importe, c'est son chemin de croix, cette exploration par la transhumance d'un continent qui nous est offert, et cette vision est tout simplement inoubliable, presque jamais vue tellement elle embrasse toutes les réalités de ce vaste pays.


Lillian devant le panneau Highway of Tears

Horvath réussit tout dans Lillian, aidé par une formidable actrice, Patrycja Planik, au centre de tous les plans pendant 130 minutes. Elle nous offre son abandon, car son chemin est celui d'une personne qui a définitivement quittée la vie quotidienne, errant tel un spectre sur des routes oubliées de tous et de toutes. C'est peu dire que c'est un spectacle bouleversant offert par ce duo réalisateur/actrice, un cadeau d'une noirceur et d'une honnêteté qui forcent le respect. Qu'un tel film soit passé presque inaperçu à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2019, est inexplicable étant donné sa force et sa singularité.

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