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Chronique des années de braise, de Mohammed Lakhdar-Hamina

  • Photo du rédacteur: Florent Boutet
    Florent Boutet
  • 13 août
  • 4 min de lecture
un jeune garçon et un homme plus âgé en Algérie

Miloud est un conteur, un aède, une sorte de fou déambulant dans un cimetière qui est pour lui son agora. Il y commande une troupe de combattants qu'il sermonne au grès des événements qui jalonne la vie des Algériens, de la Seconde Guerre mondiale jusqu'à l'indépendance du pays en 1962. Cet ambassadeur de son pays n'est autre que le réalisateur, Mohammed Lakhdar-Hamina, qui avec Chronique des années de braise, son tout premier long-métrage, devient le premier réalisateur africain et maghrébin à remporter la prestigieuse Palme d'or du festival de Cannes. Cela se passe en 1975, et pourtant ce film, ressorti ces jours-ci dans les salles françaises, semble neuf, comme issu des tréfonds de l'âme de son continent. À travers ses personnages, c'est toute la colonisation de l'Algérie et le désastre que cela représente pour son peuple que regarde dans les yeux l'auteur. En cela il nous bouleverse, nous secoue, sans qu'aucun retour ne soit possible.


La première surprise est qu'il est très difficile de dater Chroniques des années de braise. Il est sensé se dérouler à la fin des années 1930, il pourrait tout aussi bien avoir pour cadre le siècle précédent, celui qui a vu la France s'emparer de ce vaste territoire comme on saisit un jouet, l'empire en construction. C'est le dénuement que montre Lakhdar-Hamina, un village non loin de la ville, dont on ne prononce jamais le nom, celle où vit le personnage principal, Ahmed, un jeune père qui peine à faire survivre sa famille. Ce premier temps figure toute la volatilité de leur condition de vie, son extrême fragilité face aux aélas nombreux, qu'ils soient climatique, sociétaux ou d'une autre nature. Ces « années de cendre » comme l'auteur les appelle, avec un simple carton rapidement affiché, sont celles d'un exode, un abandon du carcan familial pour espérer de meilleurs augures, les terres ne nourrissant pas assez, condamnant à la pauvreté éternelle.

Ahmed, personnage principal de Chronique des années de braise

Le premier fléau, qui renforce le sentiment d'atemporalité du récit, est la maladie, qui emporte les plus jeunes et les plus faibles, et laisse seul face à ses choix. Alors il faut revenir sur ses pas, cultiver la terre des autres, de ces colons. Le mot est prononcé pour la première au bout de plus d'une heure, tombant comme une sentence, non encore identifiée. Le film devient alors exploit plastique et visuel, le réalisateur ouvrant sa focale pour dévoiler au spectateur le gigantisme du décor algérien : ces vastes montagnes, le vert des champs bien irrigués et labourés de cet autre qu'il ne semblait pas encore connaître. Il est éloquent de constater que la beauté du film est utilisée ici comme un outil de dénonciation et de prise de conscience : l'inégalité est inscrite dans le paysage, ils ont tout pris, ils ne nous ont rien laissé scandent les personnages.


Si le jeune homme survit c'est pour être l'émissaire de cette découverte, de cette colère dont il prends conscience. Toute l'ossature de la société coloniale se dévoile alors : les édiles locaux, collaborant de façon étroite avec l'occupant, les luttes de pouvoir entre croyants, les amertumes qui ont brisé les anciennes alliances. Notre émissaire dans le récit est un découvreur, et c'est désormais la politique qui se présente, dans toute sa complexité et son arrogance. Elle est l'outil des forts, et la malédiction des plus faibles, la mort guettant ceux qui ont tenté de la manipuler à d'autres fins que l'enrichissement personnel et l'ambition individuelle. Mais le mot est là, enfin révélé, la lutte pour l'émancipation, pour briser le joug colonial.

Larbi, au milieu d'une foule montre quelqu'un du doigt

Cette merveilleuse structure narrative, qui utilise tous les outils à sa disposition pour briller de mille feux, a comme réceptacle Miloud, le guide de ceux qui sont perdus et ne savent pas comment gagner leur objectif, que ce soit trouver un ami ou un hotel. S'il est tout d'abord présenté comme un fou, il capte tous les regards, et surtout celui de la caméra, qui regarde son réalisateur/acteur qui se charge lui-même de nous prendre par la main, les yeux remplis d'une émotion plus grande que le monde. Le mot qui domine la dernière partie du film est sans doute « martyr », tous les personnages ou presque se retrouvant dans cette situation tragique où leur vie est sacrifiée pour l'intérêt collectif. Ce prophète aux cheveux dorés par le soleil, figure christique évidente, qui souffre pour son peuple et le futur de celui-ci.


Mais au delà des symboles, il faut rappeler la force de l'expression cinématographique : en presque trois heures, Mohammed Lakhdar-Hamina délivre un film lumineux et splendide inoubliable. Projeté aujourd'hui, dans sa belle restauration, il fait forcément penser à l'autonomie d'autres territoires entravés et martyrisés en quête également d'émancipation face au colonialisme. Il est impensable que Chroniques des années de braise puisse disparaître de nouveau comme ce fut le cas depuis des décennies, le film n'étant ni édité en vidéo, ni présent sur aucune plateforme numérique. Cette voix qu'il porte, cette charge politique est plus que jamais nécessaire, rappelant à quel point le cinéma peut être l'instrument du contemporain dans son expression artistique.

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